jeudi 13 décembre 2007

François Bizot : retour sur les années Khmers rouges

LE MONDE | 07.12.07 | 17h52  •  Mis à jour le 07.12.07 | 17h52
envoyé spécial à Chiang Mai (Thaïlande)
L'ethnologue français François Bizot. | AFP/SAEED KHAN
AFP/SAEED KHAN
L'ethnologue français François Bizot.

6 heures du soir, sur la terrasse de la maison de bois de Chiang Mai, en Thaïlande, les cloches du monastère voisin sonnent la fin du silence : dans l'air noyé de moustiques, un gong vibre et les chiens aboient ; le clairon d'une caserne répond à la psalmodie des bonzes. Le feuillage d'un arbre vieux de 400 ans s'étend comme une immense voilure dans le ciel, couvrant la pleine lune d'un clapotis de taches noires. François Bizot, torse nu, dresse l'oreille au cri d'un coq de pagode. A travers les persiennes on voit l'écran de son ordinateur toujours allumé où défilent en boucle les images de sa fille Laura, 12 ans, sur son lit de mort.


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J'entends encore la voix blanche de Bizot résonner dans la cathédrale de Sens : "Tu es devenue l'Aînée : l'aînée de ton frère, l'aînée de ta sœur, l'aînée de ta mère, l'aînée de ton père, notre Reine à tous." Les nuits sans sommeil de l'auteur du Portail ne sont pas peuplées du visage de son geôlier et libérateur, l'"ami Douch", devenu le criminel de masse le plus connu de notre époque, mais de celui d'une jeune fille qui aimait la danse et dessiner des dauphins.

Dans sa vie si dangereusement près de s'interrompre en 1971, lorsqu'il fut détenu par les Khmers rouges et relâché au bout de trois mois, le tragique des vies ordinaires – le départ d'une femme aimée, la mort accidentelle d'une enfant – a pris sa place et l'a ébranlé. "Avant je n'avais peur de rien. J'avais confiance. Je réagissais de façon spontanée, peut-être animale – c'est probablement ça qui m'avait sauvé des Khmers rouges. Maintenant je doute de tout, à commencer par moi-même."

Ses interrogations fondamentales sur la vie naquirent tandis qu'il était enchaîné au pilot d'un abri du maquis des Cardamomes ; leur intensité est aiguisée d'une tristesse plus profonde, d'une solitude sans arrogance, où la faiblesse pointe avec les peurs communes de l'homme – perdre ses mots, l'envie, ne plus oser, vieillir, tout simplement, sans plus aimer ni être aimé.

Il peut raconter l'histoire de chaque pilier de la maison, de chaque arbre du parc. Le lieu fut son refuge après le Cambodge et l'est redevenu pour un temps ; c'est ici que Bizot a mis en forme les découvertes qui ont fait de lui dans le monde, bien avant la publication du Portail, une référence contemporaine sur le bouddhisme du Sud-Est asiatique – si le sujet d'étude existe comme tel, c'est d'ailleurs grâce à ses travaux. Patiemment, il y achève la traduction des neuf liasses d'un volumineux manuscrit.

"Les hasards de la vie m'ont fait dépositaire d'une parcelle du savoir des vieux maîtres que j'ai admirés au Cambodge. Si je n'achève pas au moins ce que j'ai déjà commencé, je crains que personne ne puisse le faire après moi. Ce sont des textes de doctrine dans une langue archaïque magnifique, bourrés de sous-entendus, de références symboliques, dont les derniers adeptes sont morts en 1975, et cela sans laisser d'héritier, pour la première fois depuis mille ans. C'est comme ça. Un défi écrasant."

UNE AMERTUME INSONDABLE

La maison de Chiang Mai est le premier poste de l'Ecole française d'Extrême- Orient en Thaïlande. "L'Ecole" est tout pour lui. Et peut-être y aurait-il paisiblement achevé une carrière de chercheur si son téléphone n'avait pas sonné un jour du printemps 1999. "J'ai en face de moi quelqu'un qui parle de son ami Bizot , lui dit le journaliste américain Nate Thayer. Il dit qu'il a des révélations à faire, et qu'il ne les fera qu'à vous."

Bizot raccroche, dans un état de méditation profonde. La dernière fois qu'il a vu Kang Kek ten dit "Douch", c'est en photo sur les murs de la prison de Tuol Sleng transformée en Musée du génocide ; il a été stupéfait par la révélation que l'homme auquel il devait la vie était également directement responsable de la mort, dans des conditions abominables, de dizaines de milliers de prisonniers.

Cet appel ouvre le portail des souvenirs restés à rouiller dans sa mémoire. Il écrit, "dans une fièvre et une amertume insondable", laissant remonter la puissance des sensations – les odeurs écœurantes avec les parfums, le frottement des fers sur la peau, l'ombre sur la lèvre d'une jeune fille – avec une précision qui l'exalte et le harasse. La question qui clôt le Portail, ce regard qui se plonge dans un autre regard d'homme et y voit un autre lui-même, n'a pas encore trouvé sa réponse. Douch mort, ainsi qu'il le supposait, elle serait restée enfouie ; lui vivant, elle s'impose comme une obsession.

Nul syndrome de Stockholm, aucune sympathie, ni fascination morbide : "Je veux seulement être devant lui, prendre le temps de l'écouter, démonter le réveil. Je veux lui ouvrir le ventre pour savoir ce qu'il y a dans le mien." "Comment des hommes honnêtes, incorruptibles, épris du bien des paysans, ont-ils créé cette machine à broyer ? L'histoire peut aider à le comprendre, mais elle ne dira jamais pourquoi nous avons l'intuition intime et terrifiante que cela recommencera toujours ; pourquoi les renversements, les révolutions livreront à nouveau leur lot de monstres parmi des gens qui, en d'autres circonstances, auraient eu des vies normales."

La question de l'humanité du bourreau n'est pas nouvelle, et à chaque époque elle ne va pas de soi. Quand Hannah Arendt suit le procès Eichmann et parle de "banalité du mal", quand Gitta Sereny s'entretient pendant des heures avec l'ancien commandant de Treblinka, quand Hatzfeld parle aussi aux "coupeurs" du Rwanda, le cri de révolte de Primo Levi nous revient en mémoire : toutes les zones grises du monde peuvent exister, mais les victimes sont les victimes, et les bourreaux bourreaux, un fleuve de sang et de souffrance les sépare à jamais.

"Je cite souvent Tzvetan Todorov, dit Bizot, qui avance, au rebours de la sagesse populaire, qu'essayer de comprendre ce n'est pas nécessairement pardonner. Doit-on se contenter de répéter à jamais que les crimes contre l'homme sont inoubliables ? inexcusables ? impardonnables ?… Il serait plus utile de commencer par apprendre à se méfier de nous-mêmes. Pas seulement des autres. "

Il faut pour remonter aux sources de cette quête esquisser la silhouette d'un enfant accroché au bras de sa mère, dans une allée de la Pépinière à Nancy, au début de 1945. Il a 5 ans. Ils croisent un officier allemand et le petit Bizot lui tire la langue. L'officier s'immobilise, le visage sévère. La mère confuse administre une gifle à son fils. "Pourquoi giflez-vous votre enfant, Madame ? A votre place, j'aurais été fier."

Avec toute l'affection qu'il a pour sa mère, quand il évoque son enfance, c'est l'empreinte de son père qui s'impose, main posée sur son épaule et qui lui prend parfois le lobe de l'oreille entre le pouce et l'index. "Un demi-siècle plus tard, ce geste me manque toujours." Bizot père est métreur et c'est lui qui conseille à François de passer son diplôme de géomètre. Sa mort laissera en lui une glace de solitude qui ne l'a plus quitté. Il faut pour la comprendre lire une page hallucinée du Saut du Varan, le roman qu'il a publié il y a un an.

Elève irrégulier, il dessine tout ce qui lui passe sous les yeux avec une aisance de surdoué. A l'âge du jazz, son idole s'appelle Charlie Parker. "Ses solos, dit-il sans fierté particulière, je ne les connais pas seulement par cœur, ils sont écrits au fond de moi." Il devient un tromboniste passable. "Certains jours, après des heures de travail à faire mes gammes, j'étais même fugitivement plutôt bon. Mais ça ne tenait pas. J'aurais eu une vie de merde." Au passage il aura tout de même trouvé le moyen d'accompagner Sydney Bechet, Claude Luter, ou Lionel Hampton en tournée.

LES PRÉMISSES DU BOUDDHISME

Quand passent ses 20 ans, après un service militaire en Algérie, les premiers "hasards de la vie" le font potier en Angleterre, maître nageur à La Ciotat, puis barman au Teuf Teuf de Düsseldorf. Quand il se lasse de l'art des cocktails, il part les poches vides pour Münster (Westphalie), monte un orchestre de jazz, va jouer en Hollande, trouve un boulot de dessinateur dans la clinique orthopédique qui accueille les enfants victimes de la thalidomide. "Leurs malformations m'ont effrayé – et puis j'ai aimé ces enfants comme si de rien n'était."

A 24 ans il publie son premier livre, signé Bizot tout court, déjà, comme Sempé, comme Steinberg surtout, son idole. C'est un petit volume d'une trentaine de caricatures intitulé Prothèses. Bizot quitte l'Allemagne : le revoilà barman aux Canaries, puis mannequin au Portugal pour des costumes pure laine. Sur les affiches, un slogan : "He knows the secret."

Dans cet apparent désordre, qui semble dicté par la seule joie de courir d'un lieu à l'autre, un désir imprécis se forme. "Moi qui n'avais pas lu grand-chose, c'est dans les librairies francophones de Lisbonne que je m'y suis mis." Il découvre Mircea Eliade, l'histoire des religions, Georges Dumézil surtout. "J'ai été captivé par les prémisses du bouddhisme. La vérité sur la souffrance. Comment supprimer le désir. Ça m'a semblé tellement évident, ça me semble toujours tellement juste, tellement humain."

Après trois semaines passées seul, nu, sur les kilomètres de plage déserte qui bordent la côte au nord de Lisbonne, il revient en France, où il fait coup sur coup deux rencontres décisives. A Paris, c'est celle de Jean Filliozat, directeur de l'Ecole française d'Extrême-Orient dont il va suivre les cours, et qui remarque cet étudiant passionné et atypique. "Vous savez, lui dit-il, on ne comprend pas grand-chose au bouddhisme du Cambodge. Ça serait bien que vous alliez faire un tour là-bas…"

A Nancy, c'est celle du conservateur du Musée lorrain qui l'aide à envoyer une lettre de candidature à la Conservation d'Angkor. Il s'émerveille de cette époque où de telles choses peuvent se produire. "Je n'avais encore aucun diplôme, à part celui de géomètre et mon brevet de maître nageur sauveteur. Je n'avais que de la passion. Je dévorais les livres, je dormais allongé par terre."

L'arrivée à Siem Reap est un éblouissement. Tout de suite, il rencontre celui qui va devenir son ami et son initiateur, "un gourou sans discours", Jean Boulbet, ethnologue, responsable du parc forestier d'Angkor, un homme qui croit que les arbres, les animaux et les eaux sont plus importants que les livres pour comprendre les hommes. " Si tu veux planter un beau parc, me disait-il, savoir ce qui va bien pousser, tu laisses d'abord monter ce qui vient tout seul, ensuite tu regardes et tu choisis. Y'a même parfois de belles surprises." C'est depuis ce que j'ai essayé de faire." A la sortie de l'aéroport, il passe devant le temple d'Angkor Vat. C'est si beau, si grandiose, qu'il ne se sent pas prêt et n'y jette qu'un coup d'œil : il mettra un an avant d'y pénétrer.

Surtout, ce sont les paysans khmers qui le fascinent. "Ils collaient à leur monde. Ils savaient tout sur tout. J'aurais voulu être comme eux." Très vite il rêve d'habiter dans un village. "Je n'avais pas d'autre solution que trouver une compagne." Plus que tout, il veut maintenant un enfant. Il choisit une jeune fille qu'il connaît à peine : il l'a vue deux fois, et elle lui est apparue d'une beauté singulière et incompréhensible. Elle est du village de Srah Srang, à treize kilomètres de Siem Reap. Sa grand-mère est médium, elle reste assise en transes, toute habillée de blanc, et pratique la méditation pendant des nuits entières.

Ce n'est pas tant de "la mère d'Hélène", comme cela se dit au Cambodge, qu'il tombe amoureux, mais c'est à travers elle qu'une voie s'ouvre pour lui vers ce monde inconnu, qui le ramène des siècles en arrière, aux côtés de charpentiers qui fabriquent des charrettes dont l'élégance et la solidité le ravissent jusque dans les détails. (Dix ans plus tard, l'arrivée des Khmers rouges à Phnom Penh les séparera. En 1979, il enverra de Thaïlande une équipe de commando pour la retrouver et la faire sortir du Cambodge. Le couple se mariera à l'ambassade de France et la mère d'Hélène rejoindra sa fille dans les Ardennes où elle habite toujours.)

L'instinct de vie de Bizot est son instinct de chercheur : les réponses ne se trouvent pas dans les textes mais dans les gestes des paysans, dans la préparation des offrandes, dans la façon des bonzes de se vêtir, dans les rites qui accompagnent leur mort. Il découvre une tradition de textes bouddhiques en langue vernaculaire que personne n'a jamais étudiée ; grâce à la contribution d'un vieux conteur de village, il publie à Phnom Penh la seule édition complète du Ramaker, la version khmère du Ramayana indien, sur laquelle les spécialistes se perdaient en conjectures et qu'on croyait perdue.

La vie au village poursuit ses enchantements. "Jamais je n'ai été aussi heureux que dans ces années-là. Rien ne pouvait m'atteindre, j'étais invulnérable." Ce temps de paradis s'achève avec la guerre, son arrestation par les Khmers rouges et sa détention aux ordres d'un jeune homme au regard vif et aux dents déchaussées : Douch. S'il avait insisté pour ne parler que khmer avec Douch, afin de briser d'emblée l'accusation d'être un "espion de la CIA", c'est en français, sur un cahier d'écolier à couverture jaune, qu'il a écrit pour lui ses premières synthèses sur le bouddhisme.

Ainsi qu'il le fera plus tard quand il deviendra le chef de Tuol Sleng, avec son sérieux d'ancien instituteur, sa rigueur de bon matheux, Douch annotait le texte, soulignait, posait des questions. Le dialogue lui permet de mieux comprendre Douch et ses mentors. "Ils voulaient rayer les vieilles structures à l'aide d'un nouveau type de société ! Désinfecter le pays, assainir les habitants dans une sorte d'exorcisme national, d'expurgation démesurée. Un retour au néant des origines, avec la conviction qu'on ne modifie rien sans l'abolir au préalable. Et quand je lui disais qu'on ne pouvait pas sauver les hommes en les éliminant, il me rappelait la Révolution française et la Terreur."

Bizot rédige alors également, toujours à la demande de Douch, ces "attestations d'innocence" qui sont sa première tentative autobiographique. Il y en aura six, sept, peut-être dix : sans cesse il faut recommencer pour alimenter cette mystérieuse Angkar, "l'organisation", obsédée de la rectitude sociale, morale et politique de l'histoire des hommes. Dès l'origine, dans les zones "libérées", un peuple entier est sommé de revoir sa vie pour en tirer des confessions pleines de repentir.

Jamais on ne verra autant que dans ces années-là militants et accusés mêlés, bourreaux et victimes, obligés à une telle frénésie autobiographique. Il n'en reste que quelques traces à Tuol Sleng, où Douch conservait soigneusement des confessions parfois interminables (elles atteignent sept cents, voire mille pages) de détenus convaincus de révéler leurs trahisons jusque dans les détails. Tel l'officiant d'un culte, ou un analyste tout-puissant, Douch savait mieux que personne ce qui se dissimule dans les replis de l'âme d'un homme.

Seuls étaient dispensés de l'exercice les enfants, arrêtés avec leurs parents dans un louable souci de regroupement familial : ils étaient exécutés le jour même de leur arrestation. Celui qui entrait à Tuol Sleng, ou S-21, était déjà coupable même s'il ignorait encore de quoi. Chacun, à la manière d'un jeu de rôle, était présenté avec un choix : CIA, KGB, ou services secrets vietnamiens. Puis il fallait élaborer, trouver l'origine du recrutement, les détails des actions d'espionnage ou de sabotage, et terminer par donner des listes de noms. Ce sont des vies retouchées, infiniment, et dont les détails nous feraient rire s'ils ne nous faisaient pleurer : telle jeune infirmière de 19 ans s'y accuse d'avoir, à l'instigation de la CIA, déféqué dans les couloirs de l'hôpital à seule fin de troubler le fonctionnement du service.

TOUT CRIE LE SANG

A Tuol Sleng, aujourd'hui transformé en musée, les visages soigneusement photographiés des victimes transforment les anciennes salles d'interrogatoire en un vaste Photomaton de la mort. Les instructions absurdes ( "Commandement no 6 : Il est strictement interdit de crier pendant qu'on reçoit des coups ou des décharges de fil électrique"), les engins médiévaux de torture, les boîtes de munitions américaines transformées en tinettes dont les gardiens rapportent fidèlement l'usage ( "Après avoir mangé trois fois ses excréments, le détenu a débuté sa confession"), tout est là, tout crie le sang.

A Choeung Ek, l'ancien champ d'exécution, un subtil muséographe vietnamien a, de même, édifié un stupa d'empilement de crânes. Peu de Cambodgiens dans ces lieux devenus touristiques, où les larmes se paient en dollars. Une forme de révisionnisme historique tend à faire des années 1975-1979 une sorte de colère paysanne presque spontanée, à la violence inattendue de fleuve en crue. Rien ne semble plus éloigné du témoignage de Bizot : dans la prison de jungle, en 1971, les mécanismes sont en place qui accoucheront de S-21. Moins précis, moins huilés, mais le ressort déjà tendu par l'obsession de l'ennemi, la certitude de l'omniprésence des espions.

Il a fallu à Bizot des années pour comprendre que sa libération était de l'ordre du miracle. "C'est Pol Pot qui a tranché en ma faveur. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Tout ce que je constate, c'est qu'après ça n'est plus jamais arrivé." Cela fait longtemps que le souvenir des simulacres d'exécution, des chaînes, de la faim et de la peur a cessé de le hanter, lavé qu'il a été par l'écriture du Portail. "Les souffrances que j'ai endurées sont dérisoires en comparaison de celles des deux à trois millions qui ont été happés par la machine. Moi, je n'ai pas entendu les bourreaux me murmurer : Ne t'inquiète pas , avant de m'abattre sur la nuque un essieu de charrette, au milieu des cris de peur et de larmes, au bord des fosses débordant du champ d'exécution de Choeung Ek. A côté, ce que j'ai vécu, c'est de la rigolade !"

Après avoir appris qu'il était en vie, puis qu'il était détenu, Bizot n'a eu de cesse de se trouver face à face avec Douch. Une seule fois, en 2003, ils ont passé une heure et demie ensemble. Quelques minutes en ont été filmées pour le documentaire Derrière le portail. Sur les images on les voit raides l'un et l'autre. "Premièrement, deuxièmement, troisièmement", martèle Douch en réponse à toutes les questions de Bizot, avec les mouvements de doigts pédagogiques de l'instituteur et du révolutionnaire. Puis Douch se rapproche de lui. "Le jour où je t'ai libéré, j'avais très peur, dit-il. Il y avait quatre types dans la voiture que je ne connaissais pas."

Vers la fin de l'entretien, tandis qu'un gardien les presse, Douch lui demande des nouvelles d'Hélène. Son existence aujourd'hui, celle d'Hélène rattachent le bourreau qu'il est devenu au jeune homme idéaliste, épris de vérité, qu'il était. Douch a sauvé Bizot et un groupe de Cambodgiens. C'est tout. Sur les milliers de prisonniers qui sont entrés à Tuol Sleng, seulement sept sont parvenus à sortir vivants, au moment de l'attaque des Vietnamiens.

PRENDRE CONSCIENCE

"Il ne faut laisser aucune ambiguïté : le procès doit avoir lieu, les condamnations sont légitimes, même si elles ne seront jamais à la hauteur des crimes. Aucune distance philosophique n'est permise face à la douleur des victimes et de leurs enfants." D'où vient, alors, sa fascination pour le bourreau ? "Ce n'est pas de la fascination ! Dès l'enfance, on nous élève dans une proximité avec la souffrance des victimes, et l'abomination du bourreau, on nous en éloigne. Comme si nous ne pouvions être que victimes et jamais bourreaux , comme si les bourreaux n'étaient jamais personne ! Depuis le temps, bon sang ! nous aurions pourtant déjà dû apprendre à convaincre nos enfants dès l'école qu'aucun homme ne doit croire qu'il est exempt du pire !"

Il suit la préparation d'un procès qui, aux dernières nouvelles, débutera à l'été 2008. Répète qu'il ne voit pas de contradiction entre la nécessité d'une justice criminelle spécifique, locale, pour venger, réparer, et la demande de justice internationale, exemplaire, universelle conduisant à une réflexion sur l'individu. "Il s'agit d'une occasion tragique de prendre conscience de ce que nous sommes, de ce que nous sommes capables de faire : la saisir est un acte de courage, de lucidité, à l'encontre des bons sentiments, de l'illusion des protections morales dont l'éducation nous affuble. Juger impitoyablement Douch, oser habiliter l'homme en lui de plein droit, c'est aussitôt prendre peur. Mais c'est aussi le moyen de nous mener à une conscience claire de ce que nous sommes vraiment."

Dans la nuit qui commence, nous regardons Le Salon de musique, le film de Satyajit Ray qu'il a vu bien des fois. Cette histoire d'un homme dont l'enfant s'est noyé, ne vivant plus que de chimères, qui donnerait tout pour qu'une onde de la beauté ancienne d'un monde disparu glisse sur sa peau ridée, il la comprend comme si c'était la sienne.

Sur l'écran de l'ordinateur, le visage aux yeux fermés de Laura, l'"Aînée", l'éternelle jeune fille, défile sans relâche.


Antoine Audouard (Le Monde 2)

1 commentaire:

Liliane a dit…

merci pour ce très beau texte, dépassionné, juste et profondément humain. Je lis actuellement le livre bouleversant et précieux de Mr Bizot.